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Lettre d'une infirmière «à boutte»

le vendredi 02 juillet 2021
Modifié à 14 h 39 min le 02 juillet 2021

(Photo - depositphoto)

N.D.L.R.: Le Soleil de Châteauguay reproduit, avec l'autorisation de son auteure, la lettre de Jessica Côté, infimière à l'urgence de l'Hôpital du Suroît. Celle-ci est devenue virale en moins de 48 heures sur les réseaux sociaux.

Bonjour M. Dubé, M. Legault,
Je me présente, Jessica Côté, infirmière depuis bientôt 15 ans à l’Hôpital du Suroît. Je travaille au département de l’urgence et je suis employée du CISSSMO depuis mes tout débuts. Vous avez sans doute vu comme moi ce matin que nous avons gagné une médaille à l’urgence du Suroît ! Et oui, une belle médaille d’argent dans la catégorie des pires urgences au Québec. Le genre de récompense dont on se passerait volontiers. Vous avez surement entendu vaguement parler aussi de la pénurie de personnel infirmier au Québec. Et bien on n’y échappe pas en Montérégie. Si je vous écris aujourd’hui c’est parce que je pense que vous devez connaître la réalité du personnel de terrain. Nos dirigeants au CISSSMO vous expliquent leur situation, mais permettez-moi de vous expliquer la nôtre sur le département. Nous avons l’habitude de laver notre linge sale en famille à l’urgence, de nous débrouiller avec ce qu’on a, mais on n’a plus rien maintenant. Nous sommes étirés jusqu’au bout. L’élastique va bientôt céder. 
La dernière année a été une année des plus mouvementée pour nous. Nous avons dû nous adapter à plusieurs situations, nouveaux protocoles, façons de travailler, manque de personnel et j’en passe. Votre arrêté ministériel avec l’annulation de vacances et l’obligation de travail à temps plein pour tous, aura eu raison de plusieurs d’entre nous, causant des démissions à la pelletée, des arrêts maladie et des départs à la retraite devancés. Ce qui nous rend où nous en sommes aujourd’hui. Nous travaillons à 50 % du personnel. Une personne sur deux n’est pas à son poste présentement. Dans une urgence qui dessert une très vaste population, c’est énorme et dangereux. Qui doit compenser pour le manque ? Le 50 % qui reste. Celui qui est amoché, épuisé, à boutte comme on dit. 
Je ne fais pas dans la poésie, ni dans les grands mots, mais laissez-moi vous imager un peu la situation. Vous entendez souvent qu’il manque 4, 5 ou 6 infirmières pour un quart de travail, cela signifie donc qu’il y a 20, 25, 30 patients qui n’ont pas d’infirmière attitrée. Cela veut dire que le peu d’infirmières qu’il y a en place doivent avoir à charge 2 ou 3 patients de plus que ce que qui est sécuritaire. Sans compter les patients qui sont dans la salle d’attente et dont l’état n’est pas réévalué par l’infirmière du triage depuis leurs arrivés par manque de temps, dû à la surcharge de travail, et parce qu’elles sont 2 au lieu d’être 4 pour faire le boulot. 
Depuis plusieurs semaines maintenant, le manque de personnel est tellement criant que le temps supplémentaire obligatoire est à tous les jours et que les sit-in (personnels du quart suivant refusant de débuter leur quart de travail par manque d’effectif) sont aussi récurrents que le TSO. Nous débutons notre quart de travail sans jamais savoir si nous allons pouvoir quitter à l’heure ou si nous allons devoir être obligés de rester pour un 12 h ou un 16 h contre notre gré, sans notre accord. Après deux ou trois jours de suite dans cette situation, la fatigue physique et mentale est à son maximum. Sans compter que nous n’avons pas le temps de prendre de pause et que notre heure complète de repas est chose du passé. Notre victoire de la journée est maintenant d’avoir le temps de prendre une bouchée sur le bord de la table. C’est fou hein ?
Au-delà de notre inconfort personnel, vous mettez la population franchement en danger. Les patients reçoivent des soins par du personnel au bout du rouleau avec un surplus de travail qui augmente de jour en jour. Nous avons la crainte qu’il y ait un code bleu sur un étage ou un transfert dans un autre hôpital nécessitant une présence infirmière de l’urgence, car nous n’avons pas les effectifs pour couvrir tout ça. Malgré tout notre bon vouloir, nos bonnes intentions, et notre désir de sauver le monde, ce n’est plus suffisant maintenant. Vous devez changer les choses et vite. Le personnel en place et notre syndicat FIQ présentent des solutions depuis des mois, et aucune n’est retenue par les dirigeants et votre gouvernement. La balle est dans votre camp maintenant M. Dubé et M. le Premier ministre. Agissez avant qu’il soit trop tard. Car malgré tout, nous avons à cœur notre travail, nous voulons donner les meilleurs soins à nos patients qui sont malades et nous ne voulons pas qu’il y en ait un seul qui paie le prix parce qu’il aura glissé dans les failles de votre système et parce que vous aurez fermé les yeux sur la situation. 
Je n’ai jamais remis en question ma profession, jamais…. Jusqu’à aujourd’hui.
Jessica Côté
Infirmière à boutte