chronique

Quand la police a tué 1000 chiens de traîneau

le mardi 10 novembre 2020
Modifié à 16 h 30 min le 10 novembre 2020
Par Michel Thibault

mthibault@gravitemedia.com

On m’a raconté quelques histoires sur les « Indiens » à l’école mais pas celle-là.
« La connaissance de l’autre, de ses différences et de sa culture est l’affaire de tous»- Jacques Viens
À la fin des années 50, des policiers de la GRC et de la SQ ont abattu plus d’un millier de chiens de traîneau au Nunavik. Certains disent que les canidés avaient la rage. D’autres que c’était pour accélérer la sédentarisation des Inuits. Le récit figure dans le rapport final de la « Commission d'enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès », présidée par Jacques Viens.   Il observe : « Peu importe les raisons évoquées pour justifier l’abattage, tous s’entendent pour dire que les effets sur la population du Nord ont été désastreux. Depuis des millénaires, les chiens de traîneaux, essentiels à la chasse et aux déplacements des Inuit, assurent leur subsistance. L’affection et l’estime qu’on leur porte sont à la hauteur de l’importance de leur relation. Leur disparition provoque un «dénuement matériel et moral» chez plusieurs Inuit qui, outre la tristesse qui leur est infligée, voient leur identité, leur autonomie, leur mode de vie et leurs moyens de subsistance sérieusement menacés ». Des gens qui ont subi cette horreur sont toujours en vie. Parmi eux, Charlie Arngak a témoigné devant la Commission Viens. Il était avec son cousin et un ami. Apeurés, ils se sont réfugiés sur le toit d’une grosse maison. Extrait du rapport : « On s’étendait sur notre ventre et on les observait, et on observait nos parents, les gens qui amenaient leurs chiens à la côte et on a vu que… on a vu qu’ils ont été massacrés; on a tiré dessus. […] On est allé à la côte pour voir les chiens qui étaient massacrés avant qu’ils soient nés, j’ai vu des… des piles entières de chiens… […] La police les a brûlés le soir, sur la rive, et après le massacre, nos vies ont été changées. Ils ne pouvaient plus aller chasser; il n’y avait pas de skidoo, de motoneiges pour aller chasser. Leurs vies ont été complètement changées, et ils ont… ils se sont tournés vers l’alcool. » Cet épisode bouleversant et bien d’autres font partie de l’héritage des Inuits et des Premières Nations. Il permet de comprendre leurs réticences à l’égard de l’offre de services publics, observe le rapport. L’un des problèmes majeurs, selon la Commission, c’est la méconnaissance du grand public à l’égard des Autochtones. « Pire que l’ignorance, la méconnaissance vient avec son lot de préjugés et de stéréotypes », souligne Jacques Viens. Considérant la mine d’informations que rassemble son rapport, je vous en recommande chaleureusement la lecture. Le document de 522 pages est gratuit sur internet. Pour ceux qui manquent de temps, voici quelques passages du rapport Viens que j'ai retenus.

Sur 80 Inuit abandonnés au milieu de nulle part

Extrait du rapport Viens : Ce sont les visées d’autres pays sur les territoires nordiques et la volonté d’affirmation de sa souveraineté qui guideront les interventions du gouvernement du Canada jusqu’aux années 1960. Cela mène notamment au déplacement de plus de 80 Inuit au-delà du cercle polaire, à quelque 1 500 kilomètres au nord de la péninsule de l’Ungava. En 1953, dans le contexte de la guerre froide, le gouvernement fédéral propose en effet aux habitants de Port Harrison (Inukjuak) sur la baie d’Hudson et à ceux de Pond Inlet sur l’île de Baffin en 1955 d’aller habiter dans l’Extrême-Arctique. On leur promet de meilleures conditions de vie et de bons terrains de chasse, avec une possibilité de retour si leur nouvelle vie ne leur convient pas. Aucune des promesses ne sera tenue et à leur grand étonnement, les familles en exil sont envoyées dans deux établissements différents (Resolute Bay et Grise Fiord), les isolant davantage les unes des autres. Markoosie Patsauq a 12 ans quand sa famille débarque du brise-glace C.D. Howe à Resolute Bay. Plusieurs années plus tard, elle se souvient que l’endroit « ressemblait vraiment à une planète morte ». Relocalisés dans un environnement hostile et un climat extrême, le froid et la faim marquent les exilés, qui doivent également s’adapter aux longs mois de noirceur de la nuit polaire. Lorsque des familles manifestent leur désir de retourner dans leurs communautés d’origine, les autorités leur opposent un refus ou alors leur demandent de payer pour le déplacement, ce qui se révèle impossible pour la majorité d’entre eux. Les exilés seront finalement rapatriés aux frais du gouvernement en 1988.

Sur les événements qui ont mené à la mise sur pied de la Commission Viens :

Extrait: À Val-d’Or, Sindy Ruperthouse, 44 ans, est portée disparue depuis le printemps 2014. C’est d’abord son histoire qui mène les journalistes de l’émission Enquête de Radio-Canada en Abitibi. Ses parents, à l’instar de nombreux autres ailleurs au Canada, déplorent le manque de diligence et de soutien des services de police dans les recherches pour retrouver leur fille. En plus de mettre un nom et des visages sur le phénomène de la disparition des femmes autochtones au Québec, le reportage, diffusé le 22 octobre 2015, donne la parole à une dizaine de femmes autochtones de la région. Celles-ci allèguent avoir été victimes d’abus de la part de policiers de la Sûreté du Québec (SQ) en poste à Val-d’Or entre 2002 et 2015.

Sur l'impact de la colonisation:

Extrait: Dès lors, l’espace d’autonomie dont disposaient les Autochtones en tant qu’alliés de la Couronne se réduit considérablement. Leur territoire subit de constants empiétements, comme en témoignent les nombreuses pétitions envoyées par les communautés autochtones aux autorités au cours de la première moitié du 19e siècle. Les régions forestières exposées à l’exploitation commerciale et à la colonisation voient leur population de gibier diminuer rapidement. À partir de 1870, la faune de l’ensemble du Moyen-Nord québécois est affectée86. En raison de ces transformations, de plus en plus d’Autochtones dépendent pour leur subsistance des denrées accessibles aux postes de traite. Ils doivent par conséquent consacrer plus de temps aux activités liées au commerce des fourrures. Selon l’anthropologue Claude Gélinas, entre 1850 et 1870, les Atikamekw Nehirowisiw sont grandement touchés par ce phénomène et doivent diminuer la chasse au gros gibier pour se réorienter vers la trappe

Sur la Loi sur les Indiens

Extrait: Face à la résistance des peuples autochtones, résolus à préserver leurs cultures, les autorités fédérales, dirigées par Alexander Mackenzie, deuxième premier ministre dans l’histoire du Canada, n’auront de cesse de resserrer l’étau législatif. Originellement introduite en tant qu’Acte pour modifier et refondre les lois concernant les Sauvages, la Loi sur les Indiens de 1876 regroupe l’ensemble des lois votées précédemment au regard des peuples autochtones. Selon l’esprit du législateur, les Autochtones doivent être mis sous la tutelle des autorités canadiennes afin de pouvoir progresser vers la civilisation et devenir de bons citoyens britanniques.
En vertu de la Loi, le fonctionnaire responsable en matière de succession peut notamment trancher les questions d’héritage touchant le terrain, les meubles et effets de l’Indien décédé128. Le représentant de l’État agit aussi au nom des Indiens s’ils sont expropriés afin d’aménager un chemin ou une voie ferrée dans leur réserve ou encore d’y effectuer des travaux publics.
La culture n’est pas non plus en reste. En 1884, on proscrit les potlatchs (partage de dons symboliques) et les danses tamanawas. Les interdictions s’étendront par la suite à plusieurs autres pratiques spirituelles et culturelles et s’ajouteront aux pressions déjà exercées par les missionnaires.
Les effets de la colonisation se font sentir aussi bien dans les communautés autochtones de la vallée du Saint-Laurent, dont l’espace vital se rétrécit sans cesse, que dans celles du Moyen-Nord québécois, qui sont affectées par le développement considérable de l’industrie forestière.

Sur l'impact de l'industrie forestière

Extrait: Au tournant du 20e siècle, le passage d’une industrie centrée sur le bois d’œuvre à la production de pâtes et papiers a également des impacts importants sur les modes de vie autochtones en raison des coupes forestières beaucoup plus importantes pratiquées. En plus de détruire les écosystèmes desquels dépend la survie des Autochtones, les coupes massives des compagnies forestières entraînent l’encombrement des rivières par la drave. Les billots de bois acheminés par flottage jusqu’aux usines compliquent les déplacements sur les voies d’eau, principales routes utilisées par les Autochtones. Cette pratique perdurera jusqu’en 1995 sur la rivière Saint-Maurice.

Sur les territoires de chasse inondés

Extrait: La construction de barrages sur les rivières et la création subséquente de réservoirs inondant de vastes territoires se fait aussi sans tenir compte des communautés autochtones y résidant. À titre d’exemple, la mise en eau du réservoir Gouin en 1918 par le gouvernement du Québec ne prend pas en considération le fait que 30 % de l’espace occupé par la nouvelle étendue d’eau inondera les territoires de chasse des Atikamekw Nehirowisiw d’Opitciwan (Obedjiwan)188. Elle ne tient pas compte non plus du village qui vient à peine d’être construit sur le site d’un ancien lieu de rassemblement.

Sur les problème de santé et sociaux

Extrait: Au chapitre de l’alimentation, un adulte sur cinq (22,0 %) chez les Premières Nations ayant pris part à l’enquête de la CSSSPNQL en 2015 faisait face à un problème d’insécurité alimentaire et par conséquent ne parvenait pas à manger à sa faim. Cette proportion atteignait 27,0% chez les Eeyou (Cris) en 2003 et 24,0% chez la population du Nunavik en 2008. C’est quatre fois plus que dans l’ensemble de la population québécoise (6,0 %)
Dans un rapport publié en 2007, la Fondation autochtone de guérison affirmait, en s’appuyant sur des témoignages d’Autochtones ayant fréquenté les pensionnats, que les séquelles marquantes et cumulatives dues à de nombreux traumatismes historiques pouvaient, en partie du moins, expliquer les comportements de dépendance d’aujourd’hui chez les Premières Nations et les Inuit. Dès les années 2000, des psychologues ̶œuvrant en milieu autochtone ont adopté l’expression residential school syndrome (syndrome des écoles résidentielles) pour décrire cet amalgame de symptômes qui leur semblait proche du syndrome de stress post-traumatique, mais qui serait en fait lié aux conséquences directes des traumatismes vécus à travers de multiples générations. Parmi ces impacts, on retrouverait, entre autres, la perte d’estime de soi, la dépression et l’anxiété, le suicide ainsi que la consommation abusive d’alcool ou de drogues.
En 2015, 64,0% des personnes âgées de plus de 12 ans chez les Premières Nations qualifiaient leur santé mentale d’excellente ou de bonne797. À titre comparatif, en 2015, au sein de la population québécoise en général, 75,3% des personnes de 12 ans et plus estimaient avoir une très bonne ou une excellente santé mentale.
Statistique Canada évaluait en effet en 2014 que le taux d’agressions sexuelles était trois fois plus élevé chez les femmes autochtones (115 incidents pour 1 000 femmes) que chez les femmes allochtones (35 incidents pour 1 000 femmes).

Sur la justice réparatrice

Extrait: Finalement, en cohérence avec les valeurs propres aux traditions juridiques autochtones, ils privilégient la réparation et le rétablissement en plus de faire la promotion et de favoriser la compréhension ainsi que le respect des lois, comme des valeurs et des traditions du milieu.
  1. Le Programme de mesures de rechange (PMR) pour les adultes en milieu autochtone a été instauré en 2001, puis révisé en 2015. Ce programme s’adresse exclusivement aux personnes autochtones du Québec en leur permettant, dans le cadre d’accusations criminelles, de participer sur une base volontaire à un processus de réparation et de réconciliation.
 
  1. Pour sa part, le programme de justice réparatrice de Kahnawà :ke exerce des fonctions similaires à celles dévolues par le programme, mais repose sur des ententes signées localement avec le centre de services communautaires, le tribunal local et les Peacekeepers plutôt qu’avec le DPCP.
Adopté en 1996, l’article 718.2e) du Code criminel avait pour objectif de limiter le recours à l’incarcération et de favoriser les mesures de rechange, plus particulièrement dans le cas des contrevenants autochtones. La Cour suprême du Canada a eu l’occasion de se prononcer deux fois sur cette disposition. Une première fois en 1999 dans l’arrêt R. c. Gladue, puis 15 ans plus tard dans l’arrêt R. c. Ipeelee. Selon ces arrêts, les juges doivent prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques distinctifs pouvant expliquer les démêlés de l’accusé avec la justice, y compris : de questions telles que l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces événements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux de chômage important, des abus graves d’alcool ou d’autres drogues, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcération.

Sur la discrimination

Extrait: Afin de répondre aux questions sous-jacentes au mandat qui m’a été confié, il m’était essentiel de statuer sur une définition du concept de discrimination. Les nombreuses années passées sur le banc m’ont tout naturellement mené vers l’interprétation qu’en font les tribunaux. Comme l’a si habilement résumé la professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université McGill, Colleen Sheppard, lors de son passage devant la Commission, les tribunaux reconnaissent généralement trois types de discrimination: la discrimination directe, la discrimination indirecte et la discrimination systémique. La discrimination directe se définit par le traitement différencié d’une personne sur la base de son appartenance à un groupe particulier de la société et des biais, préjugés ou stéréotypes véhiculés, consciemment ou non, à l’égard de ce groupe. La discrimination indirecte fait référence pour sa part aux effets préjudiciables que peut avoir l’application de lois, de politiques, de normes ou de pratiques institutionnelles d’apparence neutre sur une personne ou un groupe de personnes. Cumul de ces deux types de discrimination, la discrimination systémique a pour caractéristique d’être largement répandue, voire institutionnalisée dans les pratiques, les politiques et les cultures ayant cours dans une société. La discrimination systémique peut entraver le parcours d’un individu tout au long de sa vie et même avoir des effets négatifs sur plusieurs générations. C’est donc avec cette définition en tête que j’ai analysé l’ensemble des témoignages entendus et des preuves déposées au cours des travaux de la Commission. Au terme de l’exercice, il me semble impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuit dans leurs relations avec les services publics ayant fait l’objet de l’enquête. Si les problèmes ne sont pas toujours érigés en système, une certitude se dégage en effet des travaux de la Commission : les structures et les processus en place font montre d’une absence de sensibilité évidente aux réalités sociales, géographiques et culturelles des peuples autochtones. Résultat : en dépit de certains efforts d’adaptation et d’une volonté manifeste de favoriser l’égalité des chances, de nombreuses lois, politiques, normes ou pratiques institutionnelles en place sont source de discrimination et d’iniquité au point d’entacher sérieusement la qualité des services offerts aux Premières Nations et aux Inuit. Dans certains cas, ce manque de sensibilité se solde même par l’absence pure et simple de service, laissant des populations entières face à elles-mêmes et sans possibilité d’agir pour remédier à la situation. Plus encore que leurs droits, c’est la dignité de milliers de gens qui est ainsi spoliée, parce qu’ils sont maintenus dans des conditions de vie déplorables, en marge de leurs propres référents culturels. Dans une société développée comme la nôtre, ce constat est tout simplement inacceptable.

Sur la méfiance des autochtones envers les services publics

Extrait: Les rapports inégaux instaurés ont dépossédé les peuples autochtones des moyens susceptibles de leur permettre d’assumer leur propre destin et ont nourri au passage une méfiance certaine envers les services publics. La méfiance exprimée est d’autant plus vive que certains des événements en cause appartiennent à un passé très récent. C’est le cas par exemple des pensionnats autochtones, dont le dernier a fermé ses portes en 1991 au Québec, ou encore de l’abattage massif des chiens d’attelage survenu dans les années 1950 et 1960 au Nunavik et dont bon nombre d’Inuit toujours vivants ont été témoins et ont subi les effets, comme l’a narré avec émotion Charlie Arngak devant la Commission :
Le lien de cause à effet a d’ailleurs été souligné tant par le Syndicat des agents de la paix en services correctionnels au Québec que par les directeurs et directrices de la protection de la jeunesse du Québec et le gouvernement du Québec dans les mémoires qu’ils ont déposés à la Commission. Par conséquent, il n’est pas étonnant que ces épisodes malheureux de notre histoire commune soient évoqués par les membres des Premières Nations et les Inuit pour expliquer leur réticence à l’égard de l’offre de services publics1661. Le gouvernement du Québec en a convenu lui-même dans le cadre de ses observations finales. C’est le cas également de l’Association des policières et policiers provinciaux du Québec (APPQ) : [L]es Autochtones ont été soumis à différentes lois, les obligeant à demeurer sur une ou des réserves, interdisant les danses et religions traditionnelles, interdisant les langues autochtones, interdisant la consommation d’alcool, interdisant ou limitant la chasse et la pêche, etc. Les relations entre les Autochtones et les policiers, chargés de prévenir et de réprimer les infractions à ces lois, ont donc été fondées sur des bases extrêmement négatives. [...] À la lumière de ces éléments généraux, et sans avoir détaillé les différentes mesures prises par les gouvernements visant l’assimilation des Premiers Peuples à l’époque, la méfiance [de] ceux-ci envers les corps de police chargés d’appliquer les lois et de réprimer les infractions est compréhensible.
Ajoutons à cela le fait que les politiques colonialistes ont pavé la voie à la mise en place de systèmes et d’organisations dominés par une volonté de normalisation qui ont très peu à voir avec les savoirs et les traditions autochtones. En fait, non seulement cette façon de construire et de gérer l’offre de services aux populations a-t-elle contribué à établir une distance avec les Premières Nations et les Inuit, mais elle a aussi fait en sorte de désavouer socialement et politiquement leurs pratiques et savoirs millénaires.

Sur la "méconnaissance généralisée"

Extrait: Tout comme bon nombre d’intervenants entendus au cours des travaux de la Commission, citoyens, experts ou autres, je crois que l’absence de sensibilité à cet égard trouve sa source dans la méconnaissance généralisée qu’entretient la population à l’égard des peuples autochtones. Il s’agit d’ailleurs selon moi de l’un des enjeux les plus importants à prendre en considération pour comprendre l’origine de la discrimination systémique dans les services publics.
Pire que l’ignorance, la méconnaissance vient avec son lot de préjugés et de stéréotypes; des stéréotypes qui ont contribué à cristalliser les relations entre les Autochtones et les services publics. La professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et directrice du réseau de recherche et de connaissances DIALOG, Carole Lévesque, a d’ailleurs affirmé devant la Commission que « trop souvent, dans la tête du grand public, les peuples autochtones sont vus à travers le prisme de l’incapacité, de la marge de relance, comme s’ils ne composaient pas des groupes sociaux organisés et des sociétés à part entière ». Désorganisés, incapables de prendre en charge leur famille et leurs enfants, dépourvus de connaissance, violents, dépendants, négligents quant à leur santé et à leurs biens, privilégiés parce qu’exemptés de payer des taxes et des impôts... Avouons-le, la liste des préjugés à l’égard des Premières Nations et des Inuit s’étend sur un continuum fort étendu allant de l’infériorité à la position de privilège. Plusieurs des témoins autochtones qui ont partagé leurs histoires personnelles en audience ont d’ailleurs affirmé avoir senti un tel jugement à leur égard. C’est notamment le cas de cette mère venue témoigner à huis clos de ses rapports avec les services de protection de la jeunesse : [Avec] les intervenantes de la DPJ [...] en partant, je suis une Autochtone, j’étais toxicomane, j’étais alcoolique, puis à la limite joueuse compulsive, joueuse pathologique [...] C’était même pas vrai. J’étais même pas capable de me défendre. [...] Ils disaient qu’il allait y avoir une aide-conseil suivie, pour voir si le bébé était en sécurité, afin de savoir si on apportait les soins nécessaires à son bon développement, puis voir si notre logement est adéquat, puis si y a et pourquoi il y a un tel niveau d’agressivité, là, dans certaines interventions en fait. Donc, c’est ça quand on commence comme policier. Non, ça vient pas avec un manuel sur comment gérer cette problématique-là chez les Inuit ni sur le territoire.
Force est aussi de constater que les intervenants sociaux, médecins, infirmiers, policiers et procureurs œuvrant au sein des services publics disposent rarement des outils et des ressources nécessaires pour faire les choses autrement. Élaborés autour des concepts d’universalité et d’égalité pour tous, par des décideurs tout aussi en marge des réalités, enjeux, trajectoires et valeurs autochtones, les services n’ont en effet pas été pensés pour tenir compte de la différence et des besoins particuliers inhérents aux Premières Nations et aux Inuit. Faisant référence à la surjudiciarisation des itinérants autochtones de Val-d’Or, dans son mémoire, l’APPQ reconnaît d’ailleurs que « les alternatives à l’émission de constat d’infraction, à la détention ou à l’arrestation étaient très limitées, voire inexistantes ». L’absence de formation a aussi été mentionnée par la quasi-totalité des intervenants comme étant une lacune de premier plan lorsque vient le temps d’offrir des services sécurisants sur le plan culturel. À ce chapitre, je me refuse toutefois à rendre les employeurs exclusivement responsables. La connaissance de l’autre, de ses différences et de sa culture est l’affaire de tous et peut se développer à la faveur de différentes sources et initiatives. De mon point de vue, les médias ont d’ailleurs un rôle important à jouer à ce niveau. Plus qu’un rôle, c’est une responsabilité qui leur incombe: celle d’informer adéquatement la population sur les réalités multiples des peuples autochtones, sur leur histoire, leurs cultures et leurs initiatives.

Sur "l'image publique tronquée" présentée par les médias

Extrait: De fait, pour une grande majorité des Québécois, les médias, qu’ils soient écrits ou électroniques, constituent la principale source d’information sur les peuples autochtones. Ainsi, selon le traitement qu’ils leur réservent, les médias peuvent contribuer à réduire la méconnaissance à l’égard des Autochtones ou, au contraire, faire en sorte de cristalliser l’image négative qui leur est associée. La difficulté, selon l’expert en communication et spécialiste des questions autochtones, Éric Cardinal, venu témoigner dans le cadre des audiences, c’est que les journalistes sont eux-mêmes aux prises avec un déficit de connaissance à l’égard des peuples autochtones : La majorité des journalistes sont des Québécois n’ayant pas, ou très peu, eu la chance d’en apprendre sur les Autochtones. Pendant de très nombreuses années, ce que l’école enseignait au sujet des Autochtones était extrêmement insuffisant. Pour les plus âgés des journalistes, c’est même une image très péjorative des Autochtones, voire carrément raciste, qui leur était présentée à l’école.
Cette vision des choses a également été soutenue par l’anthropologue Serge Bouchard lors de son témoignage alors qu’il affirmait que « même les journalistes, qui sont des relayeurs stratégiques d’information, sont à défaut sur les questions des réalités autochtones ». Si on ajoute à cela la complexité que peuvent présenter certains enjeux politiques et juridiques propres aux peuples autochtones, notamment lorsqu’il est question de droits ancestraux, il n’est pas très étonnant de constater que, dans les médias, comme ailleurs, la méconnaissance est visible et s’exprime, comme l’a illustré monsieur Cardinal, « par des erreurs de fait », « de choix de reportage ou même dans la préparation d’un reportage». Outre les erreurs commises de bonne foi, plusieurs témoins entendus dans le cadre des audiences ont déploré la teneur des propos de certains chroniqueurs et éditorialistes. Des propos polarisants, qu’ils n’ont pas hésité à qualifier de tendancieux et qui se caractérisent par une généralisation à outrance, l’expression de préjugés racistes et un ton volontairement sensationnaliste. La difficulté, c’est que même si le traitement réservé à l’information, lui, tend à s’améliorer, certains biais idéologiques – renforcés selon plusieurs par les événements d’Oka au début des années 1990 – demeurent perceptibles. Il suffit de se remémorer les propos tenus par certains animateurs de radio dans la foulée des «événements de Val-d’Or» et la décision du Conseil de presse qui s’en est suivi pour s’en convaincre. [L]e Conseil estime que les propos tenus par l’animateur sont extrêmement dégradants, méprisants et viennent encourager les préjugés envers les femmes
Conséquence de cette approche, en dehors des périodes de crise – si l’on fait exception de la chaîne spécialisée Espaces Autochtones au menu de Radio-Canada.ca et de l’Aboriginal People’s Television Network (APTN) – et bien qu’encore une fois il importe de préciser que les choses tendent à s’améliorer, les réalités autochtones sont très peu représentées dans les médias. En sélectionnant et en présentant des informations jugées d’intérêt public, tout comme en commentant l’actualité aux moyens d’éditoriaux et de chroniques, les médias participent à la construction de l’opinion publique. Or, c’est de cette même opinion publique que s’inspirent les gouvernements dans l’élaboration de leurs politiques et la conception de leurs services publics.
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