Souvenirs de couvre-feu en Haïti
(Le couvre-feu imposé jusqu'à récemment par le gouvernement du Québec pour lutter contre le coronavirus a rappelé des souvenirs d'Haïti à l'auteur. Stéphane Thibault a vécu pendant huit ans dans la région de Pétion-Ville)
Vivre un coup d'État c'est vraiment hors de l'ordinaire. Haïti 30 septembre 91 s'est produit un coup d'État qu'on dirait que c'est juste moi qui n'ai pas vu venir.
28 septembre 91, j'ouvre le restaurant où je travaille à Pétion-Ville. Belle soirée en vue. Le restaurant est plein. Musique, beau temps, plein d'enfants qui courent partout. La piste de danse est pleine. Vraiment une belle ambiance.
Dimanche 29 septembre 91 j'ouvre le resto comme à l'habitude.
Journée grise. Une petite pluie soutenue. J'ouvrais à 16h. La soirée commençait et toujours aucun client. La pluie s'accentuait pendant des heures. Les techniciens s'affairent pour brancher les appareils pour nous jouer de la musique.
C'est vraiment bizarre, mais rendu 20h et aucun client. D'habitude le dimanche c'est plein et en plus il y a un jazz. Bon ben 23h, venue l'heure d'envoyer les employés chez eux. Une soirée vraiment pas normale. Fini avec aucun client.
Le lundi 30 septembre 91, 10 a.m., le gars de la cour frappe à ma porte. Téléphone pour toi. Je lui demande : c'est qui?
Personne ne m'a jamais appelé. C'est le patron et c'est urgent.
C'est quoi le problème ?
Il me dit : il y a eu un coup d'État aux petites heures du matin il ne faut pas que tu sortes. Aujourd’hui, tu ouvres pas le restaurant, o.k. Attends que je te rappelle.
Pour ma part, je ne savais même pas c'était quoi un coup d'État.
J'ai vite compris. 2 h p,m. Je dis à ma copine de l'époque : on va juste faire un petit tour pour voir. Je regarde par dessus le mur et ça n'a pas l'air trop dangereux. Il n'y a personne. Elle dit o.k. mais on n’ira pas loin.
Je sors du restaurant, c'est l'apocalypse. Les rues sont vides et il y a des roches partout et il y a des pneus qui fument à l'intersection des rues. Je m’aventure. Je marche une vingtaine de minutes. C'est vraiment hot. Personne, les rues sont désertes à part quelques soldats qui m’ignorent. Les voitures sont criblées de balles. J’en vois même une avec une télé à l'intérieur trouée par les balles. Les pneus des voitures stationnées sont pétés. Bon j'en ai assez vu, je rentre.
Le patron a su que j'étais sorti. Il me fait une petite morale. Il m'a dit c'est sérieux. Faut pas sortir. Si tu étais allé à Port-au-Prince tu aurais vu des images que tu n'aurais jamais oubliées. Il y a des cadavres partout.
Bon une autre affaire. Un couvre-feu est décrété. Pas le droit de sortir après 7h p.m. jusqu'à 6h.a.m. Je prends encore un risque de sortir. Après être sorti je fais quelques mètres et j'entends des coups de semonce. Et vite je retourne dans mon palace. Mais oui le nom du restaurant était Pizza Palace.
Jai entendu des coups de feu toute la nuit et même à deux reprises des coups de canon. Là je voyais le réel danger. Le boss a encore fait un discours pour m'avertir de ne pas sortir. Un couvre-feu ici ça peut être la mort. Il te tire et c'est fini.
Ça fait quelques jours qu'on est enfermés. L'ambassade canadienne lance un appel à tous les ressortissants canadiens de quitter le pays vue la gravité des événements. J'ai peur, mais avant de paniquer je vais aller voir le restaurant de deux Québécois qui se trouve pas trop loin. Le resto bar le St-Pierre. Je vois Remy et lui demande si il faut vraiment quitter le pays ? Il me dit : non, ça va passer. Ce n'était pas sa première expérience. Ça faisait longtemps qu'il vivait au pays. Il me dit : reste à l'intérieur et tout va bien aller.
À chaque soir je m'installe derrière un mur qui donne sur la rue. Et je regarde les gars de l'armée discuter. J'ai une très belle vue et eux ne me voient pas car je me tiens dans le noir. J'étais bien situé en bas d'un endroit au nom de Bois Jalousie.
Deux semaines plus tard, le boss me dit « tout est o.k. tu pourras ouvrir le restaurant demain comme avant ».
Pour être sûr je retourne voir au St-Pierre et leur demande si ils vont rouvrir ? Robert m'a dit « oui tout va redevenir comme avant ».
La journée de la réouverture le resto était plein comme si rien ne s'était passé. Tout ça pour un coup d'État manqué. Ça aurait été quoi si ils avaient réussi ? Mais le pays restait sur les dents parce que les Américains n'avaient pas fini avec Haïti.
Stéphane Thibault