Tribune libre

La femme qui dansait nue sur la plage

le mercredi 25 avril 2018
Modifié à 12 h 12 min le 25 avril 2018
Par Production Gravite

production@gravitemedia.com

(Témoignage) Devant une mer émeraude des Caraïbes, je contemple et médite la beauté du jour, la paix sereine des lieux quand, soudain, ce charme est brisé par des murmures autour de moi. Plusieurs vacanciers se sont rassemblés devant l’aire d’une terrasse sous un auvent face à la mer. Intriguée, je tourne la tête pour comprendre la raison de cet attroupement inhabituel. Sur la terrasse désertée sauf par une femme et deux gardes de sécurité, j’aperçois cette femme nue se déhanchant érotiquement devant les deux employés de l’hôtel qui demeurent impassibles face à elle. La scène surréaliste soulève des rires moqueurs, des sarcasmes méchants, des gestes obscènes venus de la part des touristes attroupés devant ce singulier spectacle. Quant à moi, je ressens une profonde tristesse pour cette femme stigmatisée par tous depuis mon arrivée. Des vacanciers m’avaient cancané des railleries concernant la présence parmi nous d’une soûlote impudique. À cet instant, je mets un visage et un corps sur l’étrangère. La troublante scène prend rapidement fin. Les commérages malveillants vont bon train. Au fil des jours, j’observe ce personnage qui suscite autant de moqueries méchantes. J’observe parce ce que c’est dans ma nature d’analyser, de chercher à comprendre les comportements humains. S’exhiber ainsi devant tous sous-entendait une histoire de vie qu’on veut faire voir sans pouvoir le dire autrement. Une hypothèse que je formule faute de mieux comprendre. Quand je vais au petit bar au bord de la plage, je la retrouve souvent, toujours seule, un verre de lait à la main ou un verre d’eau minérale. Pourtant, elle semble en état d’ébriété. Aucune inhibition dans son comportement, elle parle à tous, cherche à recevoir de l’attention, mais tous l’ignorent. Ça fait mal à voir. Un après midi sur la plage, arrive un jeune homme assis dans une chaise roulante poussée par sa mère, j’imagine. Pendant que la mère tentait sans succès de le supporter pour le traîner à la mer, une seule personne accourt à son aide. Elle, la dite folle braque toujours soûle. Je vois ces deux femmes unissant leurs efforts pour mener à la mer ce jeune homme en lui servant de béquilles chacune de leur côté. Un matin après le petit-déjeuner, j’attendais mon double cappuccino commandé au petit bar de la plage quand elle m’aborde en me disant que j’avais de belles lunettes. Je la regarde et l’a remercie de sa gentillesse. Elle poursuit : -Tout le monde dit que je bois, que je suis soûle. Je ne bois plus depuis trois ans. J’ai une cirrhose du foie et une hépatite C. Je ne suis pas soûle, c’est la morphine. On me tend mon café. Je l’écoute, elle me suit jusqu’à une table devant la mer. -Tu prends de la morphine ? Comment es-tu entrée dans ce pays avec de la morphine ? -Avec mes ordonnances légales, signées par mon médecin. J’ai 45 ans, je vais mourir bientôt. Chez-nous, dans mon biberon, y’avait de la bière. C’est juste ça qu’il y avait dans la maison. À dix ans, je buvais mes 26 onces de cognac par jour. Dans mes souvenirs, mon père a commencé à abuser de moi, j’avais deux ans. A quatre ans, je lavais le pénis de mon père pour que cela soit moins dégueulasse. À huit ans, j’avais déjà tourné trois films pornographiques. Mon père me vendait pour de l’argent. À douze ans, je me pique, je consomme des drogues, de l’alcool et je danse nue devant des hommes. J’ai tout fait… J’étouffais d’entendre l’immense douleur froide de cette femme brisée depuis le berceau. Je la regarde et lui dis en touchant son épaule : -Je comprends. On n’avait pas le droit de te faire ça. Tu ne méritais pas ça. Prends soin de toi maintenant. Je te remercie de la confiance que tu m’as accordée en me racontant ton histoire de vie. Quelle ne fut ma surprise quand au moment du départ de l’hôtel, je l’ai aperçue. Elle m’attendait pour me souhaiter un bon voyage de retour au Québec. Et je me suis demandée comment l’amour avait pu survivre au creux de son âme après avoir subit de pareilles blessures. Jamais je n’oublierai cet ange brisé au cœur noble. Claire Sirois, Châteauguay