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Guerre sous terre : le phragmite s'étend en tuant toutes les autres plantes

le dimanche 14 mars 2021
Modifié à 14 h 04 min le 20 août 2021
Par Michel Thibault

mthibault@gravitemedia.com

(Reportage publié en mai 2001) Dans un fossé en bordure du chemin Saint-Bernard à Châteauguay, une poignée de quenouilles étirent leurs têtes de saucisses rôties vers le ciel. Elles sont condamnées à mort. Le paysage en apparence tranquille et paisible cache un meurtre silencieux. L’air de rien, les innombrables grands fouets piqués dans le décor sont en train d’étouffer les quenouilles. L’agression se déroule sous la terre. L’arme est un écheveau de racines inextricables. Le nom de la plante assassine ressemble à une infection et ça lui sied très bien car sa propagation évoque la contagion. Elle s’appelle phragmite comme dans bronchite, méningite ou sinusite. Elle porte aussi le nom de roseau commun. Espèce de bambou terminé en plumeau qui peut atteindre quatre mètres de haut, le phragmite est l’ennemi mortel de toutes les autres plantes. Lorsqu’il envahit un endroit, il tue toute autre espèce de végétation. Sa présence dans les marécages du refuge Marguerite-D’Youville à Châteauguay, préoccupe les gens d’Héritage Saint-Bernard, l’organisme qui gère et protège l’endroit. «La progression du phragmite est inquiétante parce que ça élimine des végétaux nécessaires à la sauvagine (l’ensemble des canards et autres oiseaux migrateurs qui se reproduisent dans les marais)», dit Luc L’Écuyer, directeur général de l’organisme. Technicien de la faune au sein d’Héritage Saint-Berrnard, Dominic Gendron souligne que l’indésirable est très difficile à détruire. «Les racines du phragmite peuvent plonger deux mètres dans le sol. Si on l’arrache et qu’il reste un petit bout en terre, la plante repousse», explique M. Gendron. «Pour l’éradiquer, la meilleure méthode consiste à épandre un herbicide, suivi d’un fauchage et d’un brûlage.» L’opération coûte cher et doit être menée par des experts. «C’est le gouvernement qui doit s’en charger», estime Luc L’Écuyer. Comme les humains, le phragmite utilise l’autoroute pour se déplacer. Agent de conservation au ministère québécois de l’Environnement et de la Faune, Martin Léveillé affirme que la progression du roseau commun est «absolument inquiétante». «Le phragmite s’étend dans bien des régions du Québec. Il se développe avec le réseau routier. C’est dans les fossés qu’on voit les plus longues sections», explique M. Léveillé. «L’espèce est agressive. Elle s’installe dès que la terre est fraîchement tournée.» Le ministère des Transports, assure-t-il, est conscient du problème et change ses méthodes pour aménager les fossés. L’envahisseur se reproduit grâce à ses graines mais surtout au moyen de rhizomes, longues tiges souterraines d’où naissent de nouveaux roseaux. De l’aveu de M. Léveillé, il ne se fait pas grand-chose contre le phragmite au Québec. «Combattre cette plante exigerait tellement de fonds et de suivi. Ce n’est pas une menace directe assez forte. On se bat contre d’autres éléments plus importants qui empiètent sur les marais, comme le développement domiciliaire», fait valoir Martin Léveillé. Dans la région de Beauharnois, Hydro-Québec et Canards Illimités ont uni leurs efforts pour affronter l’espèce qui menaçait les marais mais aussi l’agriculture. Les colonies de phragmites servaient de base aérienne aux oiseaux noirs (carouges, mainates et quiscales) pour piller les champs de maïs, selon Bernard Filion, biologiste, agronome et directeur des programmes de conservation pour le Québec de Canards Illimités. M. Filion estime que la situation est sous contrôle à Beauharnois depuis deux ou trois ans. Il a fallu recourir aux herbicides pour obtenir des résultats. Le phragmite fait fuir les canards et tous les autres oiseaux d’eau ainsi que les reptiles, batraciens, etc., observe le biologiste. «Une colonie de phragmites est un habitat presque stérile», dit-il. Canards Illimités participe actuellement à la réalisation d’une carte qui montrera le degré de colonisation du phragmite d’une bonne partie du fleuve Saint-Laurent. Une abondante documentation dénichée par Dominic Gendron sur Internet montre que le phragmite cause problème dans plusieurs états américains. La plante a colonisé tous les continents sauf l’antarctique. Dominic Gendron souligne que le phragmite peut être utile en dehors des habitats des canards. «Dans certaines régions des États-Unis, il est utilisé pour stabiliser les sols (à cause de son réseau de racines serrées), comme brise vent et pour dépolluer les marais», explique le technicien de la faune. Le phragmite a la faculté d’absorber et de conserver les métaux lourds et les substances toxiques. En Méditérranée, les gens s’en servent comme matériau de construction ou encore pour tresser de jolis paniers.